
À propos des Persiennes de Ahmed Bouanani par Mohamed Kaïr-Eddine
Les « persiennes », vous savez, ce sont ces contrevents aux lamelles de bois inclinées qui filtrent la clarté du jour et de la nuit tout en permettant à celui qui est « dedans » de voir sans être vu ce qui se passe dehors. Beau titre donc que celui qu’Ahmed Bouanani a donnée à son livre. Il s’agit moins ici d’un recueil de poèmes que d’une marche à travers le temps : un itinéraire d’enfant et d’homme confrontés à l’en-soi et aux multiples événements qui jalonnent la vie. Car l’histoire hante ces textes, les sous-tend, mêlée nécessairement aux rêves de l’enfant vivant dans un univers fermé, sourd aux cataclysmes ambiants. Il se profile sur ces belles phrases très rythmées le spectre de la Seconde Guerre mondiale, la grande haine qui panique encore les esprits les plus équilibrés… la ville transformée en charnier luxuriant… la mémoire ancestrale endigues de peurs endémiques vite remplacées par des mirages, des miroitements où le conte moral tient lieu d’unique riposte à la barbarie des hommes désemparés. Il y a ici le frémissement salutaire qui parcourt l’âme de l’homme en présence de calamités voulues, mais encore le sourire strié de tristesse de l’enfant, toutes les joies ressenties en dépit des agressions extérieures… et ce regard aigu qu’il jette sur un monde monstrueusement embourbé, empêtré dans ses contradictions animales… la découverte de la sexualité… la femmes présente et en même temps absente… la fréquentation des camarades du quartier : tout un engrenage socio-psychologique d’une puissante évocation.
Cette vision d’un milieu sociétaire contracté et toujours livré à ses seuls défenses est sans complaisance ; elle cambre le rêve sur des réalités dures et apporte un élément nouveau à la littérature francophone dont elle diversifie le registre…
Nulle agressivité mais une violence qu’exsude le fait brut… et une merveilleuse sérénité qui dénote chez le poète un tempérament d’une rare humanité.
Ces poèmes que j’appellerai autobiographiques sont assez émouvants et assez clairs pour que le lecteur le plus imperméable s’y retrouve et plonge dans le tréfonds des racines. Ils tonifient cette littérature maghrébine moribonde qui se réfugie de plus en plus dans les fantasmes de l’Occident dégénéré faute de pouvoir rebondir sur elle-même dans un élan libérateur.
Ahmed Bouanani, qui es également cinéaste, nous communique une autre sensibilité, une aptitude réelle. Il nous accorde ainsi le privilège de connaitre et d’aimer du Maroc une âme forte jusqu’à jouer les folkloristes velléitaires.
Qu’un éditeur marocain se soit chargé de la publication er de la diffusion de ce livre donne sa pleine signification à l reconnaissance culturelle marocaine. Saluons son courage et sa détermination. Nos amis de Dakar, qui font feu de tout bois, oeuvrant dans le même sens. Cette autonomie éditoriale prouve que les écritures de langues française peuvent se soustraire aux monopoles qui les étouffent et leurs auteurs s’exprimer chez eux tout en se faisant entendre ailleurs.
C’est ce que Bouanani fait en publiant ici et maintenant ces textes qu’il a tenus secrets depuis 1986. C’est Pourquoi nous saluons en lui non seulement le pur et vrai poète mais encore l’Africain qui ne perd pas de vue la quotidienneté du Tiers-Monde sans jamais tourner le dos aux autres peuples et cultures.
Texte paru dans Le Matin, mercredi 22 octobre 1980.



“Les Persiennes” de Ahmed Bouanani (1966), extrait de l’ouvrage éponyme publié par les éditions Stouky en 1980. Un texte lu par Touda Bouanani et Omar Berrada. Cette lecture a été produite par le magazine en ligne du Jeu de Paume à l’occasion de la programmation cinéma “Carte Blanche à la Cinémathèque de Tanger”, du 11 au 23 septembre 2012 au Jeu de Paume.
